La dépêche d'Ems

Quand les grands s'amusent... et provoquent trois guerres mondiales .

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La cause officielle de la déclaration de la Guerre de 1870-1871.


La " Dépêche d'Ems ", 13 juillet 1870.


Frédérich de Prusse   le Hohenzollern candidat à la couronne d'Espagne   Napoléon 111, époux d'une espagnole !

Cette nuit-là à Saint-Cloud, le conseil des ministres décida de déclarer la guerre à la Prusse. Napoléon III, malade, était hésitant. L'impératrice Eugénie, elle, « tenait à sa guerre ». Comme Bismarck...

A l'origine de la guerre que l'Empire va déclarer à la Prusse, il y a... l'Espagne. La reine Isabelle II qui avait tenté d'y gouverner de manière autoritaire, s'était résolue à abdiquer deux ans après avoir été renversée par un coup d'État militaire. Et le général Prim, faiseur de rois et, pour l'heure, chef du gouvernement espagnol, était à la recherche d'un souverain de substitution. Divers noms avaient donc déjà circulé dont celui du duc de Montpensier, l'un des fils de Louis-Philippe, mais Napoléon III n'avait pas voulu d'un Orléans sur le trône d'un pays voisin. Dès 1869, la candidature de Léopold de Hohenzollern, officier dans l'armée prussienne et fils du prince Antoine qui avait été Premier ministre du roi de Prusse Guillaume, avait été évoquée, suscitant quelque émoi en France. Mais le chancelier Bismarck avait tenu à rassurer l'ambassadeur français Benedetti sans toutefois s'engager à empêcher une telle éventualité. En mars 1870, un conseil secret se réunit à Berlin, estima que ce serait un « devoir patriotique prussien » pour le Hohenzollern d'accepter la couronne. Habile, le chancelier de fer suggéra alors au général Prim de ne pas s'adresser au gouvernement prussien mais ­ à titre privé ­ au prince Antoine de Hohenzollern : on allait faire comme s'il s'agissait d'une banale affaire de famille du genre « Votre fils est à la recherche d'un trône ? Eh bien, justement, figurez-vous que nous avons ce qu'il lui faut, etc. ». Du coup, cela n'aurait plus l'apparence d'une affaire d'Etat et la France n'aurait évidemment pas voix au chapitre, même si la perspective de retrouver sur les Pyrénées un souverain allié à la Prusse n'était pas de nature à l'enchanter. En juin, Léopold accepte et se retrouve virtuellement roi d'Espagne. Le roi de Prusse Guillaume ­ bien que peu enthousiaste ­ ne s'y est pas opposé. Reste à informer Napoléon III. Prim aurait souhaité le faire personnellement ; une indiscrétion dans la presse l'amène à convoquer, le 2 juillet, l'ambassadeur de France, le baron Mercier. Dans la nuit, Mercier fait parvenir une dépêche au ministre des Affaires étrangères, le duc Agénor de Gramont ; dépêche ainsi libellée et immédiatement reprise par les agences parisiennes de presse :

Votre fils est à la recherche d'un trône ? Eh bien, justement...

« Madrid 3 juillet. Une députation du général Prim a offert la couronne d'Espagne au prince de Hohenzollern qui l'a acceptée ». Gramont avait été nommé en mai par Napoléon III qui avait fait le commentaire suivant : « Nommons n'importe qui puisque nous sommes décidés à ne rien faire ». Le nouveau ministre des Affaires étrangères avait précédemment été ambassadeur à Vienne. Il en était revenu avec des sentiments de haine et de mépris pour la Prusse. L'historien René Arnaud ajoute : « Bismarck le lui rendait bien, en l'appelant l'homme le plus bête d'Europe, ein Rindvieh ! ». Ambiance. Arnaud n'est pas plus tendre pour Gramond qu'il décrit ainsi : « Hautain, irritable, il avait un patriotisme mystique ; il dira plus tard : "Je me décidai à la guerre avec une confiance absolue dans la victoire... Je croyais à la grandeur de mon pays, à sa force, à ses vertus guerrières, presque avec autant de confiance que je crois en ma sainte religion ». Et l'historien d'observer : « Ce mysticisme peut être excellent chez un soldat, à qui on ne demande que de se faire tuer ; il risque d'être dangereux chez un ministre dont dépendent la paix et la guerre, et l'avenir d'un grand pays ». Certes, Gramont n'était pas seul. Il avait au-dessus de lui un chef de gouvernement, Ollivier, mais celui-ci flottait entre indécision et opportunisme ; et l'empereur, un malade ­ souffrant de calculs urinaires ­ que les médecins n'osaient pas opérer, de peur de... le tuer. Or d'entrée, Gramont s'énerve. Le 5 juillet, il explique à l'ambassadeur d'Angleterre : « L'acceptation (de la couronne d'Espagne) nous lèse dans nos intérêts ; elle nous offense dans notre honneur. Nous ne pouvons tolérer une combinaison qui, en cas de guerre avec la Prusse, nous obligerait à immobiliser un corps d'armée sur la frontière d'Espagne. Rien ne nous coûtera pour empêcher un tel dessin (...). Si la Prusse insiste, c'est la guerre ». Un tel propos va évidemment à l'encontre des déclarations antérieures d'Emile Ollivier, le chef du gouvernement. Au député républicain Garnier-Pagès qui avait fait une allusion discrète à un « parti de la guerre », Ollivier avait rétorqué : « Le gouvernement n'a aucune espèce d'inquiétude. A aucune époque le maintien de la paix n'a été plus assuré ! De quelque côté que l'on regarde, on ne voit aucune question irritante engagée ».

Gramont... l'homme le plus bête d'Europe, ein Rindvieh !

Le 6 juillet, le député Cochery interpelle le gouvernement : quid de la candidature Hohenzollern et de la réaction française ? Gramont monte à la tribune, commence par donner des explications... raisonnables : en fait, officiellement, on ne sait encore rien ; il faut attendre, etc. Ensuite, cela se gâte ; Gramont : « Cependant, ne croyons pas que le respect des droits d'une nation voisine nous oblige à souffrir qu'une puissance étrangère, en plaçant un de ses princes sur le trône de Charles Quint, puisse déranger à notre détriment l'équilibre actuel des forces en Europe... (vif et nombreux applaudissements)... et mettre en péril les intérêts et l'honneur de la France (nombreux applaudissements, bravos prolongés). Cette éventualité, nous en avons le ferme espoir, ne se réalisera pas. Pour l'empêcher, nous comptons à la fois sur la sagesse du peuple allemand et sur l'amitié du peuple espagnol ». Thiers qui sait que l'armée française n'est pas en mesure de s'opposer au militarisme prussien, commente le discours ministériel : « On vient de jeter un gant à la face de quelqu'un qu'on veut forcer à se battre ! » Le discours belliqueux de Gramont est télégraphié dans le monde entier. Les bonapartistes, partisans d'un retour à l'Empire autoritaire, sont aux anges. L'impératrice Eugénie aussi, qui pense qu'une guerre avec la Prusse affermirait le régime... pourtant approuvé par plébiscite en mai. Car personne, en France, ne doute de l'invincibilité de l'armée impériale ; victorieuse en Italie, au Mexique, en Orient. La presse parisienne s'enflamme. L'opinion ­ du moins à Paris ­ semble acquise à l'ouverture des hostilités avec la Prusse. A Berlin, Bismarck qui, s'il n'est pas à l'origine de toute l'affaire, sait en tirer tout le parti nécessaire, se réjouit ; une guerre avec la France lui permettrait assurément de réaliser l'unité allemande. Il déclare : « Je trouve le discours du duc de Gramont plus raide et plus présomptueux que je ne m'y attendais. Je ne sais si cela doit être attribué à sa stupidité ou bien si c'est le résultat d'une décision arrêtée d'avance. Cette dernière supposition serait confirmée par les bruyantes démonstrations qui ont accueilli ce discours et qui rendront bien difficile tout retour en arrière ». Un retour qu'il ne souhaite évidemment pas... contrairement à son souverain Guillaume qui, discrètement, s'entremet pour que Léopold de Hohenzollern se retour de la course au trône avec les honneurs. C'est sous-estimer Gramont et Bismarck qui vont chacun y mettre du leur pour que les hostilités éclatent enfin. Chaque journée va désormais compter dans un climat d'excitation assez invraisemblable, tant à Paris qu'à Berlin. Le 9 juillet, l'ambassadeur français Benedetti est à Ems où le roi Guillaume suit une cure. Les ordres de Gramont sont formels : le roi doit « révoquer » l'acceptation du Hohenzollern. Benedetti n'est pas diplomate pour rien : il adoucit le propos et le roi lui donne une réponse conciliante avant de... le retenir à dîner. Le 10, Gramont, totalement surexcité, exige que Benedetti aille revoir le roi et obtienne une réponse immédiate et décisive : « L'opinion publique est exaltée, elle nous déborde de tous côtés, et nous comptons les heures ». Le 11, l'ambassadeur revoit le roi qui manifeste tout de même une certaine irritation devant une telle insistance. Pour lui, les choses sont simples : il faut laisser Léopold prendre librement sa décision... de se retirer. Donner l'impression de s'en mêler « blesserait le sentiment public en Allemagne ». Le soir même, Gramont ­ en plein délire ­ accuse l'ambassadeur de manquer de fermeté : « Nous demandons que le roi défende au prince de Hohenzollern de persister dans sa candidature. A défaut d'une réponse décisive demain, nous considérerons le silence ou l'ambiguïté comme un refus de faire ce que nous demandons ». Le 12 à midi, l'ambassadeur d'Espagne à Paris annonce que ­ par l'entremise de son père ­ Léopold retire son acceptation. Ollivier, heureux, annonce la nouvelle au corps législatif ; la Bourse remonte et, sauf à Paris, la population semble satisfaite. C'est compter sans les bonapartistes de choc et... Gramont qui s'en va remettre à l'ambassadeur de Prusse Werther le brouillon d'une lettre que le roi Guillaume pourrait envoyer à Napoléon III, histoire de tout calmer ; en fait, une sorte de mea culpa diplomatique.

Sur le taureau gaulois, l'effet d'un chiffon rouge

Cette initiative est approuvée le soir même, d'enthousiasme par l'impératrice et de guerre lasse par Napoléon III. Le 13 à 7 heures, Gramont télégraphie à Benedetti : « Il paraît nécessaire que le roi de Prusse s'associe (à la renonciation) et nous donne l'assurance qu'il n'autoriserait pas de nouveau cette candidature. Veuillez vous rendre immédiatement auprès du roi pour lui demander une déclaration qu'il ne saurait refuser, s'il n'est véritablement animé d'aucune arrière-pensée ». Benedetti rencontre le roi dans le parc d'Ems. L'entrevue, sans être discourtoise, tourne court : le roi ne comprend pas l'insistance française mais promet à l'ambassadeur de le rappeler quand il y aura du nouveau. C'est le soir même que Bismarck entre en scène : il veut sa guerre avec la France, il connaît la force de l'armée prussienne, remarquable outil de guerre, basé sur la conscription. Il a pu mesurer l'état de déshérence dans lequel est tombée l'armée impériale dirigée par des maréchaux de salon. Alors il se met à son bureau, reprend un télégramme que lui a envoyé un de ses hommes de confiance placé près du roi et en extrait « un texte qui, à Paris, produira là-bas sur le taureau gaulois l'effet du chiffon rouge » ; un texte mensonger qui vise à faire croire que le roi de Prusse a refusé de recevoir l'ambassadeur de France et a répliqué par un affront à la demande de garanties. C'est ce texte de quelques lignes qui entrera dans l'Histoire comme la « Dépêche d'Ems ». Le 14 juillet au soir, le « chiffon rouge » a fait son effet. Conseil des ministres à Saint-Cloud. L'impératrice fait irruption, appuie Gramont qui s'écrie : « C'est un soufflet que la Prusse applique sur la joue de la France ; je déposerai mon portefeuille plutôt que de subir pareil outrage ! ». La décision est prise : demain, l'on annoncera la guerre. Le 19 juillet, elle est notifiée à la Prusse. Le ministre de la Guerre Leboeuf a annoncé qu'il ne manquait pas un bouton de guêtre. Il manquait bien plus que cela et Napoléon III ­ allé se mettre à la tête des armées malgré son état de santé ­ s'en rendit compte dès son arrivée à Metz le 28 juillet. Le 2 septembre, Napoléon III, prisonnier, s'en va vers Kassel : « Ab nach Kassel ! ». Dans les heures qui suivent, le Second Empire s'effondre. Napoléon IV ne régnera jamais. Plus grave : l'Alsace et une partie de la Lorraine sont annexées par l'Allemagne désormais unifiée sous la férule prussienne.

Texte : Edouard Boeglin Illustration : Christian Heinrich