Je t'écris au sujet de Gracchus Babeuf
de Jean Soublin, Editions Atelier du Gué
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A proprement parler, ce livre n’est ni une biographie de Babeuf, ni une étude de sa philosophie, ni un pamphlet contre les inégalités, ni un appel à militer. Alors ? Alors, voilà : sous la forme de lettres adressées à un jeune d’aujourd’hui, le livre raconte ce qu’à vécu Babeuf.
Il montre aussi, dans des post-scriptum suivant chaque lettre, comment Babeuf tentait de résoudre les dilemmes qui se posent à qui défend l’égalité :
 
Egalité/bonheur Egalité/propriété
Egalité/génétique
Et finalement, le plus difficile :
 
Egalité/liberté
Enfin, en expliquant comment Babeuf a quitté une situation semi-bourgeoise pour défendre ses idées jusqu’à la mort, le livre traite du militantisme, des émotions qui y conduisent, des sacrifices qu’il exige et de la grandeur qu’il confère.

Le Livre ! "Je t'écris au sujet de Gracchus Babeuf" de Jean Soublin, Editions Atelier du Gué.

LE DEBUT
Tu te demandes pourquoi je t'écris : est-ce que je sais, moi ? Non, je ne te connais pas. Je t'ai souvent croisé, pourtant : dans la rue, les transports en commun, au cinéma. Tu changes souvent d'allure, de tenue, de couleur de peau, et même de sexe, mais tu as toujours cet abattement que j'ai trop longtemps confondu avec de la veulerie. Jusqu'au jour où j'ai aperçu dans tes yeux un éclair qui m'a intéressé. J'ai cru y reconnaître une volonté, une révolte contre le monde tel qu'il est, et j'ai commencé à réfléchir sur ton compte. Non, tu ne m'as jamais vu : est-ce qu'on regarde un vieux monsieur ? L'envie m'est venue un peu plus tard de t'aider, avec mes pauvres armes d'érudit et de conteur. Comme je crois que tu te sens seul, je me suis dit que tu trouverais peut-être du réconfort en apprenant que d'autres, avant toi, ont ressenti à peu près ce que tu sens. Ils sont très nombreux, tu sais : seul dans ta chambre, tu n'es pas seul dans l'Histoire, loin de là. J'ai un peu cherché. Il me fallait pour te frapper, choisir mon exemple dans une période qui ressemble à la nôtre. J'ai trouvé, je crois. Je te propose l'histoire d'un homme qui n'était pas d'accord avec le cours des choses dans son pays, la France, à son époque, celle du Directoire, il y a deux cents ans.
 
EDUCATION DE BABEUF
Sa famille était pauvre, mais je ne la place pas tout à fait au bas de l'échelle, avec les valets de ferme logés sur la paille des granges et nourris de harengs saurs. Pas d'argent, certes, mais un père fantasque et bourlingueur, assez éveillé au monde pour inventer des bobards comiques sur ses aventures. Une mère attentive, capable d'enseigner à lire, de recoudre les vêtements et de tenir propre sa progéniture. Quant elle plaça le petit François, à douze ans, mettons, elle ne l'envoya pas au cul des vaches, elle le mit chez des seigneurs. Il y a beaucoup appris. Rien de tel, j'imagine, que le service domestique sous l'Ancien régime pour acquérir des vertus d'ordre, d'obéissance, avec une sorte de vernis social. On apprend la relativité des pouvoirs, le dosage des déférences et, ce qui est capital, l'usage de la langue française au milieu d'une campagne où tout le monde parle en patois. Avec du doigté, sa bonne mine et déjà de l'ambition, le petit valet de pied se rend utile, on l'apprécie. Un peu de chance et il tombe un jour sur des maîtres qui le prennent en affection et se piquent de l'instruire. Ah ! les bons maîtres ! Nous voici chez la comtesse de Ségur (métaphysiquement, ne va pas te tromper de siècle). J'imagine fort bien le jeune Babeuf jouant avec les enfants du château sous l'oeil attendri de leur mère. Et rien ne m'empêche de la regarder attentivement, cette jeune femme, de lui supposer des lectures (Jean-Jacques Rousseau ?), et de lui permettre des passions. Un historien très sérieux a avancé l'hypothèse d'une protectrice amoureuse de Babeuf adolescent (on passe chez Marivaux) : charmant, n'est-ce pas ? Et tout à fait plausible; après tout, nous sommes au XVIIIème siècle. Nous admettrons donc des amours à la Boucher, entrecoupés de lectures et de conversations sur les Lumières. Mais que fait-on quand le jeune amant grandit et commence à devenir encombrant ? On le marie (ça, c'est Beaumarchais), avec une femme de chambre, de cinq ans son aînée : Victorine.
 
BABEUF MILITE A ROYE
Une autre anecdote qui montre le jeune Babeuf dans ses œuvres pourrait s'intituler "La dame Rozée et le marais de Braquemont". Savoures-tu comme il faut les relents terriens de ces noms ? Pour moi, je devine sans peine la brume du soir montant du marais, j'entends le concert des crapauds, le gloussement d'une poule d'eau. Quant à la dame Rozée, elle passe un doigt crochu dans le ruban noir autour de son cou fripé et, de l'autre main, caresse voluptueusement une pile d'écus de six livres. Elle occupait le marais, mais aussi les bois et les prairies voisines. "Depuis des années, affirmait-elle, on me les a cédés". - Qui ça ? demandait Babeuf. - Je ne sais plus, c'était il y a longtemps, je ne suis qu'une vieille femme appauvrie". Babeuf était convaincu que le marais appartenait à la commune. La municipalité gérait les biens communaux comme l'avaient fait les échevins de l'Ancien régime. Selon la loi, ce que ces biens rapportaient devait être distribué aux pauvres, copropriétaires, après tout, autant que les riches. Hélas ! Les édiles ne sont pas toujours des ascètes. Depuis longtemps ils se partageaient le revenu de ces parties communes, ou les distribuaient à leurs amis comme autant de H.L.M. Selon Babeuf, la dame Rozée occupait sans titre le marais de Braquemont. Il réclama sa restitution ; la vieille alla glapir à la Mairie où la municipalité, harcelée par Babeuf, nomma finalement une commission d'experts, dont il fit partie. Un jour, cette commission, convaincue par lui que le marais appartenait à la ville, envoya deux chômeurs y abattre quelques arbres au nom de la commune. La municipalité y vit un abus, un coup de force, et c'en était un en effet, soigneusement organisé. Quand le Conseil municipal voulut se réunir pour réagir, il trouva la Mairie occupée par une foule très énervée devant qui Babeuf prononçait un discours. Je ne sais pas comment se termina l'affaire, ni si la Rozée dut restituer son marais, mais l'incident fit si peur aux conseillers municipaux (on avait, c'est vrai, beaucoup parlé de les pendre, ou, comme on disait alors, de les "accrocher"), qu'ils engagèrent des poursuites et firent de nouveau arrêter notre séditieux. C'est ici qu'intervient Victorine, assez résolue, assez courageuse pour terroriser les témoins à charge dont aucun n'osa comparaître aux audiences : on relâcha son mari. Il sortit, et recommença de plus belle à tracasser les autorités. Il lança un petit journal, essaya de se faire élire conseiller général, puis juge de paix, puis député ; toujours candidat et toujours invalidé par les manoeuvres de ses adversaires. Il finit tout de même par entrer au Conseil d'arrondissement de Montdidier, à côté de Roye ; il s'y heurtera de nouveau à la majorité bourgeoise.

 

LES SANS-CULOTTE
Te souviens-tu du sans-culotte tel que nous le représentent tant d'images? Un gaillard en pantalon (il ne porte pas la "culotte" des riches, serrée aux genoux), avec un gilet (la "carmagnole") et un bonnet, sans doute sale, mais phrygien, celui des affranchis de l'Antiquité. Si la caricature est d'origine royaliste, il aura un couteau à la ceinture, une pique à la main et une bouteille de vin dans la poche. Imagine ce lascar aux réunions d'une assemblée populaire. Des intellectuels du quartier lui expliquent les décisions de la Convention. Il écoute des discours incendiaires, il hurle, et la femme qui l'accompagne hurle encore plus fort. On lui parle de trahison, de corruption: "Tous les politiciens sont payés par l'Angleterre! -A mort les politiciens... Dumouriez est passé à l'ennemi! -A mort Dumouriez..." et ainsi de suite. Cette violence atterre tout le monde, elle fait frissonner Marat lui-même, quand il visite les sections pour les calmer, et Robespierre, pourtant si attentif à la colère du peuple parisien. Parisien au sens large, le seul qui compte. Paris a toujours fourmillé d'étrangers et bon nombre d'entre eux y sont morts pour la liberté, tu n'as qu'à lire les noms sur les listes, celle des condamnés Hébertistes, par exemple. Tu y trouveras, parmi les dix-neuf guillotinés, un Hans Kock, un Pereira, un Berthold et un Cloots. Guzman, lui, en a réchappé ce jour-là. Et n'oublie pas les provinciaux: regroupés par quartiers, parlant mal le français, conservant des moeurs insolites et bruyantes, friands de plats nauséabonds, ce sont les immigrés de l'époque. Tous ces gens sont armés, ils sont aussi extrêmement brutaux, tout à fait capables de barbarie s'ils ont vraiment la haine. On les a vus à l'œuvre six mois plus tôt, quand ils sont entrés dans les prisons pour égorger ceux qui s'y trouvaient.
 
LA GAUCHE BRISEE EN 1795
Observons d'abord ceux que Babeuf a rencontrés en prison. Au début de 1795 la réaction thermidorienne avait coffré, en même temps que lui, bon nombre de militants. Ils venaient de tous les courants de la gauche. Certains se donnaient pour robespierristes, d'autres, issus des sections parisiennes, avaient travaillé avec Jacques Roux ou Hébert avant que Robespierre ne les abatte. On trouvait aussi des athées, motivés par la seule envie de bouffer du curé. Le plus grand nombre étaient des militants de base, simples et rudes, désorientés par les inconstances de la politique. Tous ces gens avaient vécu depuis 1789 cinq années grisantes de progrès vers la liberté et, tout de même, vers un peu plus d'égalité. Selon leur inclination, ils avaient applaudi ou vomi thermidor mais tous comprenaient maintenant que la chute de Robespierre bloquait la marche en avant. L'Histoire s'était retournée contre eux, ils le sentaient et perdaient courage. Désormais, il fallait remiser les vieilles espérances, les pétitions, les défilés, les slogans, et parler bas en regardant autour de soi. Car la délation régnait sur Paris. La concierge acariâtre, le boucher enrichi au marché noir, le retraité confit dans ses incontinences, toute cette vermine sortait des crevasses du mur et bavait ses dénonciations. "Je l'ai vu, il portait un couteau, il braillait: Vive Marat." En prison! "Je l'ai vue, elle avait traîné ses enfants à la manifestation, elle hurlait: du pain, du pain! Devant ses enfants, Monsieur, quelle honte!" En prison! Je suis assez vieux pour avoir connu les Français dans une époque semblable: crois-moi, ce n'est pas beau. Bref, on les avait incarcérés, et dehors, leurs familles crevaient de faim, comme en 93. Certes, le gouvernement avait réglé le problème des subsistances, on trouvait du pain partout, mais on avait aussi libéré les prix, qui flambaient. Le pauvre pouvait toujours lécher la vitrine du boulanger en s'interrogeant sur la nouvelle loi qu'on lui opposait, mystérieuse, incompréhensible et supérieure, lui disait-on, à toutes les autres: la loi du marché. La gauche écrasée, le peuple diffamé, affamé: ah! Ils avaient bien lieu de se décourager, ces militants. A ce groupe pitoyable, Babeuf va imposer son ascendant, il leur rendra courage, leur donnera des objectifs et les moyens de les atteindre. Il en fera un parti révolutionnaire, le premier de l'Histoire, et je dois te montrer comment.

 

BABEUF ET LES EGAUX AU CAFE DES BAINS CHINOIS
Au café, nous serons en sûreté, on n'y rencontre que des sans-culotte bon teint. Leurs surins fichés dans les tables de bois suffisent à faire réfléchir les voyous d'extrême droite, on n'en voit jamais dans cette salle. En revanche, tu feras bien de parler bas, l'endroit fourmille d'indicateurs. Babeuf a sa table au fond. Tu reconnais près de lui Buonarroti et Darthé qui lui racontent les dernières chamailleries au club du Panthéon. Mais tu découvres aussi de nouveaux visages que je dois te présenter. Ce vieillard au profil crochu, fort laid, bègue, c'est Sylvain Maréchal, bibliothécaire à la Mazarine. Il avait aidé Babeuf en 1793, il l'a rejoint aujourd'hui. Il touche un peu à tout, versifie depuis des années dans la tonalité anacréontique et collabore à plusieurs journaux. Sans vraiment les approfondir, il cultive ses marottes : l'athéisme et l'égalité, qui le rapprochent de Babeuf, et l'anarchie, qui l'en éloigne. Je le trouve un peu bizarre, un peu excessif, et pas trop sympathique. Buonarroti, dans son livre, en a fait un cadre important de la Conjuration. Je veux bien, mais j'observe qu'il n'a pas été arrêté avec Babeuf, que son nom n'est pas mentionné au procès et qu'aucun contemporain ne le place parmi les conjurés. Il est mort dans son lit en 1803 après s'être illustré par un projet de loi portant interdiction aux femmes d'apprendre à lire, tu vois le genre d'homme. Tu préféreras sans doute le jeune gaillard assis en face de Babeuf avec qui il discute en souriant. Remarque la physionomie avenante, le regard pétillant, la distinction du port. Il s'appelle Félix Lepeletier, ci-devant de Saint Fargeau, dit "Blondinet". On le respecte d'abord en mémoire de son frère, assassiné pour avoir voté la mort de Louis XVI, on en a fait un martyr de la Révolution. Mais Félix ne manque pas de courage non plus, ni d'idées. Il vient de se faire élire président du club du Panthéon, à la barbe du courant anti-robespierriste. De tous les Egaux, il est le plus proche de Babeuf, le plus sûr. Il adoptera un de ses fils, aidera Victorine et vivra assez longtemps pour applaudir la révolution de 1830. Le petit sec, à gauche, mourra bien avant cela, aux Comores où on le déportera pour une histoire de voiture piégée. On le nomme Rossignol, il travaillait chez un orfèvre avant de quitter son état pour s'engager dans l'armée. Il n'a guère servi que dans la capitale, mais on l'a tout de même nommé général avant de le casser : trop extrémiste. Les amis -attention ! ce ne sont pas encore des conjurés- causent de leur difficulté principale : pourquoi le peuple ne bouge-t-il pas ? On propose des analyses. On évoque la peur des muscadins, ou la disette trop obsédante, ou simplement la fatigue, une sorte de désenchantement, de fatalisme. La droite est trop forte, penserait le peuple, courbons le dos en attendant des jours meilleurs. Comment faire ?

 

LE PROCES
Songe que ce ne sont pas seulement des hommes qui s'affrontent sous les voûtes glacées de l'ancienne abbaye, ce sont deux systèmes de société, radicalement antagonistes. Après le chaos de la Révolution où les ambitions personnelles brouillaient si souvent les cartes sociales, quand plus d'un millionnaire pactisait avec la valetaille pour faire avancer ses intérêts, les choses, finalement s'éclaircissent. Les pauvres d'un côté, les riches de l'autre. Ils vont se déchirer jusqu'à nos jours, et ce n'est pas fini, mais il n'y a pas ici de barricades, de machine infernale, de dragons sabrant la foule. Et pas de tribunal stalinien. Pendant trois mois, des accusés passionnés, des avocats et des accusateurs de grande qualité vont débattre de l'égalité, du bonheur qu'elle promet ou des ravages qu'elle cause. Je ne vois pas dans l'histoire de la justice d'autre exemple d'un tel débat sur nos sociétés. Bien entendu, la cause est entendue d'avance. La propagande officielle a suffisamment prévenu le jury contre les accusés, il y aura des condamnations. Alors quelle tension, quelle splendeur déchirantes ! Regarde les visages butés de Darthé et de Sophie, la chanteuse. Seuls parmi les accusés ils ont refusé la défense commune. Ils récusent le tribunal, refusent de répondre aux questions et se taisent trois mois durant. L'homme sera guillotiné, la femme absoute avec un commentaire grinçant : "Elle était chanteuse aux Bains chinois et de ce fait n'est pas digne de fixer votre attention dans un procès où il s'agit de juger des accusés de conspiration contre la sûreté d'une grande et puissante république". Regarde aussi ces deux témoins, des soldats insurgés de la Légion de police. L'accusateur les a chapitrés dans leur cellule : vous direz que les babouvistes vous ont poussés. Il les appelle à la barre, les interroge, sûr de son fait. Or, ils se rétractent, affirment tout ignorer de la Conjuration. Les accusés applaudissent, le public applaudit, tout le monde sait qu'ils mentent pour la Cause : dix ans de fers. Regarde enfin la comparution du traître Grisel, accueilli par un désordre indescriptible. On le hue, on l'injurie, il peut à peine déposer. Vingt ans plus tard, à Nantes, quelqu'un l'a poignardé, on n'a jamais su s'il s'agissait d'une vengeance.
 
LA FIN
Reste le dénouement, qui n'est qu'un cri d'horreur. Ses lettres cachetées, Babeuf sort un objet d'une cachette, un morceau de bougeoir affûté sur les dalles pendant des semaines. Il l'examine. Il vérifie du doigt la pointe et le fil de son arme. Il ouvre sa chemise... Il s'est raté. Ecroulé sur le sol, il perd beaucoup de sang. Le jour baisse, un gardien pousse la soupe par le guichet sans remarquer ce qui se passe. Voici la nuit. Que la mort est longue à venir ! Il s'évanouit, reprend connaissance, s'évanouit de nouveau. Quand les hommes viennent le chercher, un peu avant l'aube, ils découvrent du sang, un corps inerte ; embarrassés, ils hésitent. Mais dans le couloir, une voix gronde et les presse. Ils empoignent le corps et l'emportent vers l'échafaud.
 
Alors ? As-tu, pour Babeuf, versé la larme que j’espérais ? Et pour l’égalité ? Parviens-tu à imaginer le vaste mouvement populaire à travers l’Europe, la baisse des inégalités devenue but sacré de l’Union, les gouvernements fixant des objectifs dans ce sens, les médias dénonçant, humiliant ceux qui résistent, et chaque mois, chaque année, l’éventail des revenus et des patrimoines qui se ferme un peu plus ? Ce serait bien, non ? Occupe-t-en.