Marc Blancpain

Inlassable défenseur de la civilisation française

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Dans une guerre culturelle planétaire, il est des morts dont on parle peu. C’est même à cette discrétion quasi honteuse que l’on peut mesurer l’exacte décadence d’une civilisation naguère omniprésente.
S’il est un domaine qui se doit d’être encore souverain à l’époque que nous vivons, c’est bien celui de la langue, expression la plus accomplie de toute identité.
Que la disparition de Marc Blancpain, le 7 avril dernier, ait fait si peu de bruit est un fait révélateur entre tous.
Le Monde n’a consacré que quatre-vingt-deux lignes, assez neutres dans leur froide objectivité, pour signaler la mort, à 91 ans, de celui qui fut pendant une quinzaine d’années le respectable président de l’Alliance française, après en avoir été le très efficace animateur puis le secrétaire général pendant trente-cinq ans.
Un demi-siècle au service de la présence française, non pas politique, militaire ou économique dans le monde, mais culturelle et culturelle seule, ce qui était beaucoup plus important. Quelle carrière !
Malgré une volonté inflexible et un travail titanesque, le résultat ne pouvait être à la hauteur d’une aussi vaste ambition, qui fleurait bon quelque encyclopédique XVIIIe siècle…
Il ne faudrait pas oublier que c’est pour cette lutte sans grand espoir qu’il sacrifia une carrière prometteuse de romancier et d’historien. Finalement, ce sont ses propres livres qui ont souffert de ce qu’on peut appeler son « apostolat ».
Et c’est bien dommage, car ils en valaient souvent la peine.

Pour qui, en ses années parisiennes d’étudiant, descendait au lendemain de la guerre le boulevard Raspail en direction du métro Bac (le bien-nommé) et du boulevard Saint-Germain, ne manquait pas d’emprunter le trottoir de droite pour s’attarder quelque peu devant les locaux de l’Alliance française où stationnaient à longueur d’année de jeunes Hollandaises ou Norvégiennes venues prendre, avec l’air de Paris, quelques leçons de français, avec l’espoir de rencontrer le « latin lover » d’usage.
Nous étions là devant le domaine d’un certain Marc Blancpain, dont il n’était pas nécessaire d’avoir lu l’éditorial du 25 août 1944 dans Le Parisien libéré, pour savoir qu’il était devenu le grand organisateur de notre éducation sentimentale internationale.
On l’apercevait de temps à autre dans la cour, géant blond au crâne rasé, impeccablement revêtu d’un costume prince de Galles qui était en quelque sorte son bleu de travail.
Il ne se contentait pas d’accueillir sur les pentes de Montparnasse la jeunesse du monde entier pour lui faire découvrir la face la plus aimable de l’Hexagone, il n’hésitait jamais, en bon « trotte-globe », selon son expression, à courir la planète pour parler de son pays, de sa langue, de sa culture, de sa jeunesse.
Ce solide quadragénaire incarnait au lendemain de la guerre un personnage naguère fort prisé : le conférencier français, solidement campé entre ses notes et son verre d’eau, enfilant de capitale en capitale des anecdotes qu’il pouvait d’autant mieux réutiliser qu’il mettait souvent des milliers de kilomètres entre chacun de ses auditoires, charmés par tant de savoir et tant d’éloquence.
Le futur « pape » de l’Alliance française était né le 29 septembre 1909 à Nouvion-en-Thiérache, dans le département de l’Aisne, où l’on se veut picard et même septentrional : les Pays-Bas Belgique ne sont pas loin.
Son ami cévenol André Chamson, grand résistant, grand montagnard, grand protestant, s’obstinera à voir en lui quelque Scandinave : « Ce Nordique, je l’ai prix longtemps pour un Viking. J’avais quelques raisons de le faire. Quand on est grand, rudement charpenté, blond de teint et de cheveux, en tirant vers des rousseurs comme on en voit chez les Septentrionaux de la mer, Irlandais ou Scandinaves, on peut être un descendant des Scaniens. Ajoutez à cette morphologie une endurance aux voyages qui fait penser à celle d’Eric le Rouge, et l’erreur fait presque compte. »
Après une licence ès Lettres, Marc Blancpain part enseigner à Genève, puis au Caire dans les années 30. Il revient en France pour participer à la guerre comme officier d’infanterie. Fait prisonnier en juin 1940, il passera trois ans dans un Oflag. Cet homme, élevé en plein air et au grand vent du Nord, supporte très mal sa captivité.
C’est peu dire qu’il n’aime pas les Allemands. Il le fera bien voir quelques dizaines d’années plus tard dans son récit La vie quotidienne dans la France du Nord sous l’occupation (1914-1918), où il amassera un siècle et même davantage de rancune.
Patriote à l’ancienne et fort soucieux de la suprématie de la langue et de la civilisation françaises, il publie son premier roman en 1945.
Le solitaire est l’histoire d’un homme qui porte en lui la fatalité de son crime. Il retrouve ensuite, avec Les contes de la lampe à graisse, beaucoup de paysages et de personnages de son enfance qui l’ont hantés pendant toute sa captivité.
Parallèlement à ses tâches à l’Alliance française, il va écrire une quinzaine de romans et de recueils de nouvelles.
On lui doit de solides récits comme Le carrefour de la désolation en 1951, Arthur et la planète en 1955, Ces demoiselles de Flanfolie en 1956. Son talent ne fait que s’affirmer de livre en livre.
Quand il publie en 1958 La femme d’Arnaud vient de mourir, il se révèle parfaitement maître d’un procédé romanesque fort curieux. Ecrit à la première personne, ce portrait d’un tout nouveau quadragénaire jongle hardiment avec le temps. Nous vivons avec son héros une interrogation sur l’âge des bilans et des échecs. Mais les chapitres intercalaires nous racontent, d’une assez superbe manière, l’enfance, la jeunesse, l’adolescence du même personnage en son pays natal.
Une certaine Coralie, vaguement cousine du narrateur, sert de fil conducteur à une intrigue amoureuse quelque peu ambiguë. Ce qui compte, au-delà de la nostalgie, c’est une belle évocation de la Thiérache au lendemain de l’autre guerre. « Ma verte et grasse contrée, ses bois, ses vergers, ses ruisseaux enfouis, ses maisons de brique emmurées d’espaliers, ses troupeaux noyés dans l’herbe jusqu’au poitrail, ses boutons d’or… »
On sent qu’il pourrait continuer longtemps dans ce registre — andouilles, maroilles et pain de pommes. L’autobiographie n’est pas loin.
Ne manquent pas chez cet ancien prisonnier récalcitrant de curieuses notations politiques : « Si beaucoup d’entre nous ont cédé, peu ou prou, à la tentation du fascisme, c’est parce que le fascisme semblait restaurer une présence humaine, des responsabilités personnelles, qu’il paraissait inspiré, chaleureux, romantique… Notre sottise et nos illusions n’étaient si fragiles que parce qu’elles étaient les dernières de l’homme d’Occident. »
En 1961, ce romancier publie ce qui est peut-être son meilleur livre : Les peupliers de la Prétentaine.
C’est à la fois — ce qui est très rare — un roman paysan et un roman policier. En deux cents pages, dont le début est assez lent, Blancpain réussit le portrait d’un extraordinaire personnage : Charles, qui vit et règne sur sa terre, au milieu d’une dizaine des siens solidement campés. Les descriptions — fort nombreuses — sont d’une belle saveur. Et le drame est sans cesse présent. Qui a tué son père, son frère, sa femme ?
Rien ne rend mieux cette étrange atmosphère que les quelques lignes où l’auteur lui-même présente son livre : « Les grands bois, le marais vaste et profond, la plaine et le ciel tourmenté, les nuits prises par le gel et les soirs envahis de brume sont à la fois le décor et le chœur de cette histoire d’amour et de meurtre. »
Peu de romans sont aussi envoûtants et aussi enracinés. La Thiérache y prend une dimension véritablement mythique.

Jean MABIRE